Vigdis Finnbogadóttir, Présidente de la République d’Islande 1980-1996, Directeur de théâtre 1972-1980
Pourquoi luttons-nous pour maintenir un théâtre vivant, à une époque technologique, où nous pouvons tout obtenir sans sortir de chez soi ? Ou bien / Est-il nécessaire de maintenir en vie le théâtre en ces temps de télévision, vidéos et CD ?
En dépit de notre admirable trésor de pièces anciennes et modernes, malgré l’abondance, tout autour de nous, d’acteurs et metteurs en scène de talent, toujours nous avons entendu dire que le théâtre était en crise. Une crise qui semble avoir une double nature : d’un côté, le problème du manque d’argent, et de l’autre, celui de l’utilité du théâtre. Quand ces deux problèmes se manifestent ensemble, les gens commencent à s’inquiéter et s’interrogent sur le rôle et sur la place du théâtre dans la société moderne. Pour répliquer à cela, deux autres questions pourraient se poser. D’abord : à quel moment le théâtre n’a-t-il pas été en crise ? Ensuite : puisqu’il est en crise et qu’il l’a toujours été, pourquoi ne l’avons-nous pas abandonné depuis longtemps en tant qu’expression artistique ? De toute évidence, les difficultés financières et autres ont poursuivi le théâtre à travers les siècles. Certains de nos plus grands auteurs dramatiques ont eu la chance de partager les recettes des théâtres à succès, mais beaucoup d’autres ont du se battre sans recevoir ni de rétribution ni même, parfois, de reconnaissance. Attirer plus de monde au théâtre a également constitué un problème ; ce qui a mené certaines compagnies à rechercher le succès en offrant au public le spectacle qu’elles pensaient devoir être attendu, à la place du spectacle qu’elles auraient aimé représenter. Alors, malgré tous les problèmes qui accompagnent le fonctionnement de nos théâtres, pourquoi ne les avons-nous jamais abandonnés ? Peut-être parce que nous, êtres humains, sommes poussés par instinct à interpréter des rôles et à regarder ceux qui sont interprétés par d’autres ? Il y a des choses que nous apprenons par l’expérience, d’autres par l’exemple, et le théâtre est l’art magnifique qui permet cet apprentissage. Regarder les autres passer des épreuves nous révèle mieux la vérité sur nous-mêmes, en tant qu’êtres humains. Le théâtre offre d’innombrables visions de la vie, mais qui ont ceci en commun : nous sommes assis et nous nous engageons dans ce qui pourrait être défini comme une “distance intime ”. Peu de formes artistiques nous donnent la possibilité d’opérer, à un niveau si profond, un tel mélange du subjectif et de l’objectif, de l’intellectuel et de l’émotionnel. Et il ne s’agit pas seulement de la forme artistique en soi, mais aussi des artistes qui enrichissent cette forme, les artistes avec leur énergie extraordinaire. Certains disent qu’ils le font pour se faire applaudir, et sans doute nous aimons tous être appréciés pour ce que nous faisons bien ; mais les acteurs sont des personnes qui doivent jouer. Ils ont un besoin inné, et un désir – et le courage – de devenir, l’espace d’un moment, quelqu’un d’autre. Les auteurs, les metteurs en scène, les acteurs, sont des artistes qui interprètent le monde dans lequel ils vivent, en y jouant un rôle complexe. Le théâtre et l’arène internationale demandent attention et souci, mais plus encore ils demandent de l’optimisme. Sans optimisme, combiné avec une bonne dose de réalisme, aucun théâtre ne peut survivre. Le théâtre, tel un microcosme de notre société, reflète et parfois réinvente ce que nous faisons dans le monde extérieur. Ici sont peints avec générosité tous les conflits humains, les contradictions, les ambitions et les rêves. Le monde entier est un théâtre, comme l’a dit un auteur dramatique anglais plutôt célèbre, et dans ce théâtre, l’acteur devient le symbole de l’homme avec toutes ses imperfections et ses fragilités, avec tous ses grands espoirs et ses idéaux. Dans la comédie nous voyons les faiblesses et les défauts des autres et les acceptons. Dans la tragédie nous nous voyons nous-mêmes et nous tentons de nous changer (espérons-le...). Ces deux genres nous enseignent quelque chose pour survivre : dans la comédie nous apprenons le compromis, et dans la tragédie nous apprenons ce qu’il arrive quand il n’y a pas de place pour le compromis. Bien sûr, le théâtre doit se mesurer à la concurrence. Qui ne doit pas le faire, aujourd’hui ? Dans une société où le cinéma, la télévision et les ordinateurs sont tellement populaires, le théâtre peut-il encore avoir un rôle ? La réponse est oui – car quelles que soient les merveilles que ces autres médias nous offrent, il y a une chose qu’ils ne peuvent pas nous donner. Le cinéma, comme chacun le sait, renvoie de la vie une image agrandie. Cela fait partie de sa fonction et de son charme. La télévision et les ordinateurs en revanche, par leurs proportions, compriment un monde d’expériences dans un petit écran et donnent de la vie une image réduite. Mais le théâtre lui, est exactement à la même échelle de la vie, ni plus étendu, ni plus ramassé. Ses thèmes et ses inquiétudes peuvent assumer, certes, de plus vastes dimensions, mais la forme du théâtre elle-même est à l’échelle de la vie, et c’est sous cette forme que nous le recevons. Par conséquent le théâtre suscite des émotions et des plaisirs de nature différente par rapport au cinéma, à la télévision, à l’ordinateur, et son niveau d’engagement est plus profondément humain et plus intime.
Souhaitons alors au théâtre vivant une existence longue et prospère et soyons reconnaissants chaque fois que le rideau se lève pour une nouvelle représentation ou pour une reprise, partout dans le monde.