Saadalla Wannous, Auteur dramatique
S’il était de tradition d’associer à la Journée Mondiale du Théâtre une devise qui soit en relation avec les exigences que doit satisfaire le 4ème Art, ne serait-ce que sur le plan symbolique, j’aurais proposé pour cette année que l’on choisisse “ La soif de Dialogue ”.
Dialogue pluriel, complexe et tout à la fois global. Dialogue entre les individus, dialogue entre les groupes. Un dialogue qui exige évidemment au préalable une réelle démocratisation, le respect du pluralisme et le refoulement des tendances belliqueuses chez les personnes et les nations. Quand je ressens cette soif et prends conscience de sa force et de sa nécessité, je vois ce dialogue débuter au théâtre, puis ondoyer, s’étendre et se développer, englober les peuples et les cultures de l’Univers dans leur différence et leur diversité.
J’ai la ferme conviction que, malgré toutes les révolutions technologiques, le théâtre restera cet espace modèle où l’Homme réfléchit sur sa propre condition existentielle et historique à la fois. La spécificité du Théâtre en fait un champ singulier où réside la possibilité qu’a le spectateur de vaincre son isolement et de méditer sur la condition humaine, dans un contexte collectif qui éveille son appartenance au groupe et lui enseigne la richesse du dialogue et la diversité sous toutes ses formes. Car si le Théâtre est Dialogue au sein de la représentation, il est aussi Dialogue implicite entre le public et le spectacle. Il secrète aussi un troisième type de dialogue, celui qui s’instaure entre les spectateurs eux-mêmes...et à un niveau plus élevé, le dialogue qu’impliquent la fête théâtrale, représentation destinée au Public, et la Cité, cadre dans laquelle se déroule la fête. Chaque type de dialogue nous libère de la tristesse de notre solitude et aiguise une prise de conscience de notre dimension communautaire. De ce fait, le Théâtre n’est pas seulement une manifestation de la société civile, il est plutôt une des conditions qu’exige la naissance de cette société et l’impératif requis pour son développement et son essor.
Mais de quel théâtre suis-je en train de parler ? Suis-je en train de rêver ou d’éveiller la nostalgie d’époques où le Théâtre était un véritable événement qui faisait jaillir le dialogue et le plaisir dans la Cité. Ne nous leurrons pas !
Le Théâtre est en train de régresser. Quelle que soit la région sur laquelle je porte mes regards, je vois que les cités n’ont plus de place pour les théâtres et qu’elles les chassent vers des périphéries abandonnées et obscures, alors qu’au sein de ces mêmes cités naissent et prolifèrent gadgets lumineux, écrans en couleurs ou autres vulgaires boites à images. Le Théâtre a-t-il jamais connu de période aussi indigente, que ce soit du point de vue matériel ou moral? Les subventions qui lui sont attribuées diminuent de jour en jour, l’attention dont il bénéficiait se transforme en négligence qui frôle le mépris, et qui souvent se cache derrière un discours hypocritement encourageant. Puisque nous refusons de nous leurrer, nous devons reconnaître que dans le monde actuel, le Théâtre est loin d’être cette fête de la Cité, qui nous offre l’opportunité de nous regarder en nous-mêmes, de dialoguer et de prendre conscience de notre appartenance commune à l’humanité.
Mais la crise du théâtre, malgré sa spécificité, n’est que partie intégrante d’une crise plus profonde de la culture en général. Je ne crois pas, compte tenu de l’oppression et la marginalisation subies par celle-ci, que cette crise ait besoin d’être prouvée.
Il est paradoxal que tout ceci se passe à une époque où nous assistons à la prolifération des connaissances et des informations et où s’offrent de multiples possibilités de diffusion et de communication ! Des potentialités qui transforme le monde en un village et font de la mondialisation une réalité qui se développe et se confirme de jour en jour ! Avec toutes ces mutations et cette accumulation de connaissances, l’être humain pouvait espérer réaliser l’utopie dont il a toujours rêvé, celle d’un monde unifié et solidaire, dont les peuples partageraient les richesses sans tricherie et dont la dimension humaine mettrait fin à l’injustice et à la tyrannie. Quelle déception ! La Mondialisation qui se confirme en cette fin du XXème siècle est la quasi antinomie fondamentale de cette utopie annoncée par les philosophes et dont notre esprit s’est nourri pendant des siècles. Elle accentue l’iniquité dans le partage des richesses et creuse davantage l’écart entre des pays excessivement nantis et les peuples pauvres et affamés. Elle détruit également sans pitié toutes formes de solidarité à l’intérieur des groupes afin qu’il ne reste plus que des individus rongés par la solitude et la tristesse. Plus personne ne sait de quoi demain sera fait, et peut être pour la première fois dans l’histoire, l’homme n’ose plus rêver, et la condition humaine en cette fin de siècle parait obscure et déprimante.
Nous mesurerons sans doute la volonté de marginalisation de la culture à sa juste valeur quand nous aurons compris qu’à une époque où les révolutions sont devenues complexes et difficiles, seule la culture aujourd’hui peut constituer le rempart principal pour faire obstacle à cette mondialisation égoïste et déshumanisante.
C’est la culture qui peut clarifier les positions critiques, dévoiler ce qui se produit et mettre à nu les mécanismes de la mondialisation.
C’est elle qui peut aider l’homme à recouvrer son humanité, et lui proposer les idées et les valeurs qui lui permettront d’être plus libre, plus conscient, plus heureux.
Le Théâtre a un rôle fondamental à jouer : il peut réaliser la mission critique et créative de la Culture. Le Théâtre peut permettre, à travers la fiction et la participation , de combler les fractures et de recoudre les déchirures ouvertes dans le corps social. Il peut rétablir le dialogue nécessaire à tous. Je suis persuadé que l’amorce d’un dialogue sérieux et global constitue le premier pas pour lutter contre la situation frustrante qui accable notre univers en cette fin de siècle.
Nous sommes mus par l’espoir. Ce qui se passe aujourd’hui ne peut être la fin de l’Histoire!
Depuis 4 ans, je lutte contre le cancer. L’écriture, en particulier celle consacrée au Théâtre, est ma principale arme. Durant ces dernières années, j’ai écrit, d’une manière fébrile, plusieurs pièces; Un jour, il m’a a été demandé, sur un ton de réprobation : pourquoi cette obstination, alors que le Théâtre risque d’être sacrifié au point de disparaître de notre existence ?J’étais étonné par la question mais plus encore, par ma réaction de colère. Il m’était difficile d’expliquer à cette personne qui m’avait interpellé, la profondeur et la pérennité de l’attachement qui me liait au théâtre, de lui préciser que, si je cessais d’écrire pour le théâtre, alors que je suis à la limite de ma vie, ce serait une ingratitude et une trahison inadmissibles qui ne feraient que l’abréger. J’aurais dû aussi ajouter, si j’avais répondu, que l’obstination à écrire pour le théâtre faisait partie de ma volonté de le défendre et de contribuer à sa survie . Au risque de me répéter, je veux souligner que le Théâtre est plus qu’un ART, qu’il est un phénomène de civilisation complexe et que sa disparition accentuerait la tristesse, la laideur et l’indigence de ce monde.
Quelles que soient les forces qui oppressent le théâtre, et quel que soit le degré de déception que la réalité nous apporte, je suis convaincu que la conjugaison des efforts de tous les hommes de bonne volonté, à l’échelle du monde, permettra de sauvegarder la Culture et rendra au théâtre son lustre et son importance d’antan.
Nous sommes mus par l’espoir. Et ce qui se passe aujourd’hui ne peut être la fin de l’Histoire.