Michel Tremblay, auteur dramatique
Il y a plus de deux mille ans, l'Electre d'Euripide disait: "Comment commencer mon accusation ? Comment la terminer ? Que mettre en son milieu ? " En cette ère de l'euphémisme et de la langue de bois où il est mieux vu de ménager la susceptibilité de tout le monde que de dire les choses comme elles sont, le cri de la fille d'Agamemnon est toujours aussi pertinent. N'est-ce pas le rôle du théâtre ? Accuser. Dénoncer. Provoquer. Déranger.
Ce ne sont certes pas la mondialisation tant à la mode et dont on nous rebat sans cesse les oreilles, l'universalité à tout prix et la globalisation qui menace de réduire notre monde à la grandeur d'un village où tout est pareil, qui faciliteront le rôle du théâtre dans notre société de plus en plus aseptisée et assujettie aux deux ou trois gros monstres culturels qui ont tendance à tout diriger du haut de leur puissance. A trop vouloir que tout se ressemble, rien ne ressemblera plus à rien.
Non, le salut, au début de ce troisième millénaire, viendra plutôt de ces petites voix qui s'élèvent de partout pour décrier l'injustice et, en accord avec les fondations même du théâtre, extraire l'essence de l'être humain, la pressurer, la transposer pour la partager avec le monde entier. Ces petites voix viennent d'Ecosse, d'Irlande, d'Afrique du Sud, du Québec, de Norvège et de la Nouvelle-Zélande, elles font entendre partour leur cri d'indignation, elles ont un parfum parfois local et une coloration précise qui n'ont rien de global, c'est vrai, mais au moins elles sont authentiques ! Et elles parlent à tout le monde parce qu'au départ elles s'adressent à quelqu'un, un public particulier, qui peut vibrer en reconnaissant ses émois et ses peines, pleurer sur lui-même et rire de lui-même. Et le monde entier se reconnaîtra si, au point de départ, le portrait esquissé est ressemblant.
Car l'universalité d'un texte de théâtre ne se situe pas dans l'endroit où ce texte a été écrit mais dans l'humanité qui s'en dégage, la pertinence de son propos, la beauté de sa structure. On n'est pas plus universel quand on écrit à Paris ou à New York plutôt qu'à Chicoutimi ou à Port-au-Prince. On est plus universel quand, tout en parlant de ce qu'on connaît à un public qui accepte de se voir et de s'autocritiquer, on arrive, par le miracle du théâtre, oui, par la foi qu'on y met, par la sincérité qu'on y investit, à décrire, à chanter l'âme humaine, à en fouiller les arcanes, à en restituer toute la richesse. Tchékov n'est pas universel parce qu'il est Russe mais parce qu'il a le génie de décrire l'âme russe dans laquelle tous les êtres humains peuvent se retrouver. Il en est ainsi de tous les génies, et même des simples "bons" auteurs de théâtre : chaque réplique écrite par un auteur quelque part dans le monde est par définition universelle si elle exprime le cri fondamental d'Electre : "Comment commencer mon accusation ? Comment la terminer ? Que mettre en son milieu ?"