Maurice Béjart
Le mot Théâtre est pour moi synonyme d'Union.
On a beaucoup parlé de cette union, de cette “communion” entre l'acteur et le spectateur, et, au cours des dernières décades, un des problèmes majeurs des hommes de théâtre a été ce besoin de faire disparaître cette barrière, ce fossé, cette rampe, réelle ou psychique, qui sépare le regardant du regardé. Quel acteur n'a pas un jour profondément souffert de ce racisme qui isole l'homme assis dans le noir avec ses vêtements quotidiens, de lui, travesti et inondé de lumière. Comment abolir cela, comment trouver, comment réaliser cette union ?
La solution du problème est, je crois, ailleurs.
Un jour de détresse, où l'humanité entière me semblait lointaine et hostile,un ami à qui je me confiai me dit: “ Comment voulez-vous être en paix avec les autres quand vous n'êtes pas en paix avec vous-même ” ? Comment donc l'acteur trouvera cette union avec le public s'il ne découvre auparavant l'unité des différentes parties de son être.
Fusion intime du coeur et du corps, de la tête et des muscles, langage total où la main est signe, où le torse danse et où la parole reste une des composantes de cet orchestre complet qu'est un être humain.
Acteur dont la pensée est dans la pointe du pied et dont le souffle passe par la colonne vertébrale, dont les cordes vocales redeviennent harpe au service d'un corps entier qui ne connaît plus le déchirement.
Au début du siècle, Serge Diaghilev, dont on célèbre actuellement le centenaire, bouleversa le monde du théâtre en présentant des ouvrages qui réunissaient les plus grands peintres, écrivains, chorégraphes, compositeurs dans une oeuvre commune ; et, à sa suite, nous avons tous cherché ce fameux “ théâtre total ” où le chant prolonge la danse, où la sculpture rivalise avec les arts cinétiques, où tout le spectre des moyens techniques actuels se déploie dans un grand spectacle.
Ne sommes-nous pas dans l'erreur ?
Réunir n'est pas forcément unir. L'essence du théâtre, c'est l'acteur puisqu'on peut tout supprimer : décor, costumes, texte même, tout sauf lui. Qu'il cesse donc d'être cette machine à parler, qu'il se souvienne que dans nos villages, jadis,les rondes unissaient le chant et la danse, qu'il soit le sculpteur de son corps, le peintre de ses émotions, le prêtre de son sacrifice, qu'il oublie le “ Faire ” pour 1'“ Etre ”.
Lorsque, nouveau Zarathoustra, il sera sur le point de s'envoler dans les airs en dansant, dans un total dépouillement, il deviendra alors celui qui le regarde et dont ii interprète ”..., il traduit les aspirations et les mouvements internes. Cette frontière qui nous sépare du public, ne se brisera pas tant que dans notre propre maison des barrières subsisteront et qu'on parlera des différentes sortes de théâtre alors qu'évidemment tout nous pousse à l'unité.