Eugène Ionesco

Lorsque, en 1959, l’Institut international du Théâtre me fit l’honneur et la joie de m’inviter à participer à son congrès à Helsinki, je représentai le Théâtre nouveau, moins nouveau maintenant, que l’on appelait alors le Théâtre d’avant-garde.

Mon message se terminait par la conclusion suivante : l’avant-garde, c’est la liberté. Cette définition ou cette proclamation fut considérée par la majorité des représentants de tous les pays, à l’ouest comme à l’est, subversive, dangereuse. Depuis, beaucoup de choses ont changé. Encore cantonnés à l’époque soit dans le réalisme bourgeois, soit dans le réalisme plus ou moins socialiste, les hommes de théâtre avaient peur de l’imagination. Les réalismes continuent de subsister dans le théâtre de boulevard ou dans le théâtre idéologique, mais tout ce qui s’est fait de nouveau, d’intéressant, depuis plus de quinze ans, tout ce qui est vivant, dépasse les réalismes et les contraintes. Nous nous sommes élevés souvent contre le réalisme pour la simple raison n’est pas réaliste et que le réalisme est une école, un style, une convention comme tant d’autres et qu’il est devenu académisme, c’est-à-dire mort. Nous nous sommes élevés également contre le théâtre idéologique parce que le théâtre idéologique est lui-même contraire, prison, prisonnier de thèses, doctrines, postulats que l’auteur de théâtre est empêché de remettre en question.

La vérité est dans l’imaginaire. Le théâtre d’imagination est un théâtre de la vérité authentique, authentiquement documentaire. Le document n’est jamais libre pour la simple raison qu’il est aprioriquement orienté. L’imagination ne peut mentir. Elle est révélatrice de notre psychologie, de nos angoisses permanentes ou actuelles, des préoccupations de l’homme de toujours et d’aujourd’hui, des profondeurs de l’âme. Un homme qui ne rêve pas est un homme malade. La fonction du rêve est indispensable, la fonction imaginative est également indispensable. Un artiste à qui l’on veut enlever la liberté imaginative, c’est-à-dire la liberté de l’esprit, est un homme aliéné. Les grands révolutionnaires ou leurs précurseurs ont été des rêveurs – je veux dire des utopistes. Mais lorsque l’utopie devient Etat, obligation, loi, elle est cauchemar. Le rêve, disait un grand psychologue, est un drame dont nous sommes à la fois l’auteur, l’acteur et le spectateur. Le théâtre est une construction de l’imagination en liberté. Chacun de nous a besoin d’inventer. C’est pour la joie d’inventer que moi-même j’ai écrit des pièces de théâtre. Imaginer, inventer n’est pas une activité aristocratique. Nous sommes tous des artistes en puissance. Le théâtre populaire engagé, orienté, dirigé, dicté par les représentants de l’Etat, par les politiciens, n’est pas un théâtre populaire, mais un théâtre concentrationnaire, impopulaire. Le théâtre populaire, c’est le théâtre d’imagination, le véritable théâtre libre. Les idéologues de la politique ont voulu faire main basse sur le théâtre et l’utiliser à leur profit comme un instrument. Mais l’art n’est pas ou ne doit pas être l’affaire de l’Etat. C’est un péché contre l’esprit que d’entraver la spontanéité créatrice. L’Etat n’est qu’une superstructure artificielle de la société. L’Etat n’est pas la société, mais les hommes politiques veulent utiliser, contrôler la création dramatique pour leur propagande. Le théâtre peut en effet être un des instruments rêvés de toute propagande, de ce que l’on appelle “ éducation politique ”, c’est-à-dire de détournements et de bourrage de crâne. Les hommes politiques ne doivent être que les serviteurs de l’art et de l’art dramatique tout particulièrement. Ils ne doivent pas en être les dirigeants, et surtout pas les censeurs. Tout leur travail doit consister à permettre le libre développement de l’art et de l’art dramatique tout spécialement. Mais l’imagination leur fait peur.

Dans certains pays, nous voyons donc sévir les censures du gouvernement. Malheur aux gouvernements qui ont peur de l’opposition. C’est qu’ils ne sont pas sûrs d’eux. Dans d’autres pays, en Occident notamment, certains gouvernements sont plus libéraux que l’opposition. Et c’est l’opposition qui exerce la censure. Les représentants de ce genre d’opposition ont le goût du pouvoir, la passion de la dictature, de la mise au pas. Ils exercent une véritable pression morale, un chantage idéologique et moral. Ils sont souvent, ces maîtres à penser, plus étroits, plus intolérants que leurs gouvernements, si bien que les artistes de ces pays sont acculés à l’autocensure. Malheur aux oppositions qui ont peur des anti-oppositions et malheureux sont les artistes qui, au nom des idéologies soi-disant révolutionnaires ou contre-révolutionnaires, empêchent la libération créatrice, le libre développement de l’imagination. Rien n’empêche le citoyen de s’engager politiquement comme il veut. Mais en tant qu’artiste qui remet tout en question, il doit être libre. C’est pour cela que la tâche urgente des artistes et auteurs dramatiques de tous les pays est de dépolitiser le théâtre, ou plutôt de ne pas tenir compte soit de l’Etat, soit des maîtres à penser qui veulent les engager. L’art, dit-on, n’a pas de frontières. Le théâtre ne doit pas en avoir. Au-delà des divergences idéologiques, castes, races, nationalismes, patries particulières, il doit être la patrie universelle, le lieu de rencontre de tous les hommes qui communient dans la même angoisse et les mêmes espérances que révèle l’imagination non pas arbitraire, ni réaliste, mais expression de notre identité, de notre continuité, de notre unité.

Pas de consignes pour les créateurs ! Pas d’instructions à recevoir des gouvernements !