Edward Albee - Etats-Unis
Le monde devient-il de plus en plus incompréhensible à mesure que le temps passe ? Je le pense, en tout cas c'est ainsi que cela m'apparaît. Mais, il me faut déterminer si cette perception du monde est une réalité ou si elle est purement personnelle, car je discerne sagesse en même temps que décadence. D'ailleurs je dois avouer que lorsque j'aurai trouvé une réponse, je ne suis pas sûr de me rappeler la raison de ma préoccupation.
Et pourtant la question me poursuit sans cesse.
Que devons-nous faire pour combattre l'inertie, pour nous faire abandonner cette immobilité résultant de deux pas en arrière suivi de deux pas en avant ? Pour chaque totalitarisme qui tombe de son propre poids mort, la démocratie en herbe s'annonce illusoire. Chaque acte désintéressé semble contrebalancé par autant de mesquinerie et de cupidité. Connaissons-nous – le saurons-nous jamais ? – la véritable nature de l'homme : Maître heureux de son sort, ou esclave, disposé, et même avide, à l'être.
Nous avons inventé les arts – développé si vous préférez – pour nous comprendre nous-mêmes, pour donner à notre conscience ordre, clarté et même orientation. Nous avons, en fait, découvert que l'art, pour mériter son nom, doit être utile et non seulement décoratif, et malgré son impuissance, tout changer – mais l'art change-t-il quelque chose ?
Il est possible de bannir de la planète tout gouvernement par un simple décret – tout au moins on peut tenter de le faire – nous pouvons débarrasser notre pensée de tout contrôle extérieur – nous pouvons au moins essayer – mais nous resterons soumis au contrôle le plus écrasant de tous, l'auto-censure d'un individu, réticent (ou trop irrésolu) pour s'engager dans la terrifiante et impressionnante démarche vers la plénitude de sa propre conscience.
Les arts sont là pour nous aider dans ce parcours et en refusant leur soutien et leur impulsion nous gardons nos fers et nos œillères.
J'ai connu des régimes totalitaires où des individus ont été mis en prison, qui sont morts pour la cause des arts, et je vis dans une société où la censure imposée à soi-même est aussi impitoyable que toute censure imposée de l'extérieur. C'est le plus terrible paradoxe qui nous menace.
Le théâtre, caractérisé par l'événement du temps présent, (à l'opposé du film qui ne peut être qu'événement passé, ce qui fait que ses débordements paraissent sans danger) le théâtre se trouve dans la position unique de tout transformer afin que nous ne nous satisfaisions plus d'une civilisation sécuritaire et prévisible qui empêche tout changement de nos conceptions.
Rappelons-nous de cela en cette Journée Mondiale du Théâtre. Rappelons-nous que le théâtre peut changer le monde tel que nous le percevons, tel que nous nous permettons de le percevoir. Rappelons-nous que les limites du théâtre ne sont que les limites que nous lui imposons … les limites que nous nous fixons à nous-mêmes.