Arthur Miller Etats-unis
A la différence d'autres initiatives qui tendent à rendre à une institution un hommage international, cette reconnaissance simultanée du fait théâtral dans de si nombreux pays représente une réalité bien vivante. Cela est dû, bien sûr, au fait que le théâtre a presque toujours été un phénomène international. De sorte qu'une circonstance toute particulière comme celle-ci vient sanctionner une vérité déjà existante bien plus qu'une simple aspiration. La seule signification nouvelle que cela revêt est que, me semble-t-il, alors qu'autrefois une pièce de théâtre russe représentée, disons en Amérique, n'aurait guère eu d'écho en dehors de la salle de spectacle, aujourd'hui au contraire, - et cela est vrai de presque tout ce que nous créons-, la question de l'anéantissement de l'homme se trouve d'une façon ou d'une autre abordée. A une époque où la politique et la diplomatie ne disposent tragiquement que de moyens si faibles et si limités, la portée précaire et quelquefois tardive de l'œuvre d'art se voit assigner la lourde tâche de maintenir les liens entre tous les hommes. Tout ce qui peut nous montrer que nous appartenons toujours à la même espèce est humainement d'un très grand prix.
Il nous est en effet d'un grand prix qu'aujourd'hui des dizaines de milliers de gens, peut-être même des millions, s'interrompent dans leur quête du divertissement et peut-être même d'une expérience plus profonde, pour reconnaître que sur notre scène planétaire, le plus grand nombre de personnages de théâtre que le monde ait connu, doit trouver sa vraie catharsis, sa délivrance de la peur au moyen d'une compréhension profonde et salvatrice, ou que sinon, la catastrophe s'abattra sur nous. Le dramaturge anonyme qui nous a distribué nos rôles, ce grand ironiste, ce prodigieux humoriste, a transformé le théâtre en ce monde qui est le nôtre.
La puissance du savoir scientifique a fait de nous tous des acteurs ; il n'y a plus maintenant de public, car le grand silence qui nous menace nous ensevelira tous sans exception dans les plis de son drap mortuaire.
Je veux parler bien sûr du grand problème d'aujourd'hui qui est celui de la guerre, mais il est vrai aussi que dans toutes les œuvres théâtrales ayant jamais compté, se trouve implicitement traité celui du destin de l'homme. La seule différence de nos jours, et elle est d'importance, est que c'est nous-mêmes et non plus un héros solitaire, qui devons trouver une issue sous peine de mourir. L'ironie suprême réside dans le fait que, comme nous nous sentons la proie de forces destructrices implacables, nous ne puissions trouver ce que nous avons toujours exigé de nos héros tragiques, c'est-à-dire l'instant de la réconciliation, un moment d'acceptation, sinon de résignation, une fraction de seconde durant laquelle nous reconnaissions que la cause de tout cela ne se trouvait pas dans les astres qui nous gouvernent mais au fond de nous-mêmes.
Combien d'entre nous, en ces temps que nous vivons, même confrontés à la peur bien réelle de l'anéantissement ont été capables de retrouver l'intuition géniale de Shakespeare, et de dire avec lui que la faute n'incombe pas à ces astres mais à nous-mêmes ?
C'est pourquoi il nous faut avoir un théâtre ; car, avant tout, le théâtre situe l'homme au cœur du monde. Il nous faut un lieu où règne une immobilité incertaine, un lieu pareil à l'œil serein de l'ouragan, d'où nous pourrons assister à l'antique révélation de l'homme qui défie les dieux en accomplissant son destin. Et c'est bien à cela que la scène avec sa vie propre est remarquablement adaptée. Il n'est besoin que d'un homme et de la lueur d'une chandelle pour que naisse une pièce.
Le cinéma et la télévision, on le voit bien aujourd'hui, doivent faire de grands efforts pour atteindre à cette nudité, à cette simplicité originelle de la forme dramatique. Car comme le font toutes les machines, comme le fait la science elle-même, ces instruments nous donnent de l'homme une vision qui amplifie sa réalité matérielle, l'importance de son milieu, les pores mêmes de sa peau, et tout en magnifiant ses composantes les plus périssables, ils nous éloignent de son essence qui, elle, est invisible. Et de fait, c'est la lente révélation de ce qu'on ne voit pas et qu'on ne verra jamais, qui est la matrice cachée de la forme théâtrale.
Une pièce sera belle non pour ce qu'elle nous montre, mais pour ce qu'elle nous révèle de secret, et c'est ainsi que l'humanité a toujours honoré précisément ces œuvres qui révèlent ce qu'il y a d'universel en l'homme, tous les éléments de sa nature qui sont bien de tous les peuples de la terre.
Ce qui est très étrange, c'est qu'aujourd'hui, alors que le monde apparaît résolument coupé en deux sur le plan politique, l'an, et en particulier le théâtre, démontrent très clairement que l'identité profonde de l'homme est universelle. De plus en plus, les pièces qui connaissent le succès dans un pays ont en même temps un grand impact hors de ses frontières.
Les différentes cultures ont toujours été dépendantes les unes des autres, mais elles se développent ensemble d'une façon très évidente. Et pourtant sur ces questions fondamentales que sont la vie et la mort, nous nous affrontons tels des êtres issus de planètes différentes. Le théâtre, fortuitement et sans doute sans intention consciente, prouve aujourd'hui que l'humanité, en dépit de sa diversité de cultures et de traditions, est d'une très profonde unité. Je ne crois pas qu'à aucune autre époque, des pièces écrites au cours de la même période aient jamais été aussi rapidement comprises dans le monde entier.
Une création nouvelle et importante qui se fait à New York est aussitôt reprise à Berlin, Tokyo, Londres et Athènes. Et si je peux me fonder sur ma propre expérience, l'accueil qu'elle reçoit n'est pas très différent d'un endroit à un autre. En ce sens aussi, la métaphore est devenue réalité : aujourd'hui, le monde entier est un théâtre, partout et au même instant. Et c'est une bonne chose que le théâtre, peut-être plus encore que toutes les autres formes de communication artistique, soit devenu l'instrument d'élection.
Car sur la scène, l'homme doit être acteur, et agir en fonction de valeurs humaines. A notre époque, où l'on voit la futilité submerger les valeurs spirituelles, et une inaction mortelle menacer le cœur de l'homme, il est bon que nous possédions une forme d'an dont l'existence même nécessite l'action.
Et si ces dernières années, ce qu'on a appelé “l’anti-théâtre ”, de même que le théâtre de l'absurde, a bien semblé contredire le rôle fondamental du genre théâtral il n'y a pas là en fait de contradiction, mais seulement un paradoxe. Le théâtre qui s'éloigne de la représentation d'actions déterminées reflète le sentiment que le monde est dans une impasse, une méfiance générale envers le pouvoir des hommes à agir sur leur propre situation, et le refus de toute interprétation de la vie, si ce n'est par le moyen de l'ironie. Ce théâtre considère résolument l'homme du point de vue du fossoyeur, et la seule fatalité qu'il perçoit est celle du pessimisme et de l'impuissance ; il reflète l'homme dans son désarroi, dans son hébétude résultant de la disparition brutale et soudaine de tous les systèmes de pensée auxquels il était attaché. De telles pièces entraîneraient surtout l'adhésion si on les jouait à la veille de la fin du monde, ou mieux encore le jour qui la suivra.
Mais jusqu'à présent elles ont connu de longues carrières, ce qui veut dire que les gens y ont pris plaisir, de ce plaisir peut-être qui consiste à vivre par procuration ce sentiment général de suspicion à l'égard de la réalité de ce que nous vivons aujourd'hui.
De sorte que même dans ce cas, le théâtre révèle bien l'impossibilité d'agir et le sentiment d'inutilité ; si ces pièces en effet refusent l'action, leur refus même représente un défi au moins pour certains d'entre nous : il nous faut découvrir un ordre intérieur plus fondamental que cet état de paralysie, et qui reflètera non seulement l'existence de la mort au cours de toute vie et l'aspect dérisoire de toute forme d'action, mais aussi la présence de la vie au sein de la mort même ; un ordre, voire même une nouvelle sorte de jeu, qui donnera à l'animal humain un espoir de liberté et d'identité ne le cédant en rien à celui que la physique contemporaine accorde à la matière.
Le scientifique sait aujourd'hui que la notion même d'observateur est périmée, et qu'en observant un phénomène, il va le modifier. Le dramaturge qui observe le désespoir le modifie de la même façon, ne serait-ce qu'en le faisant apparaître à notre conscience collective. Et si ce spectacle ne modifie pas toujours le dramaturge, il doit au moins modifier son public. Car lorsque nous sommes les témoins du désespoir qui se joue sur la scène, lorsque nous considérons les formes théâtrales que ce désespoir a engendrées, chacun de nous a le droit, et ce droit est aujourd'hui justifié par la science, de répondre ceci :
“ Cela est vrai, mais moi qui suis l'un de ces atomes observés, mesurés et pesés par vous, le dramaturge, je me dois de vous dire que maintenant que votre œil vient de se refermer avec le rideau du théâtre, je ne suis plus tout à fait le même que celui que vous avez vu il y a quelque temps, et je suis, ainsi que les autres atomes, un petit peu plus libre que je l'étais alors ”.
Ce qui revient à dire que le temps est peut-être proche où naîtra un théâtre de la volonté, un théâtre dont les racines se trouvent dans cette infinie liberté qui a pourtant permis à l'homme de répandre ses merveilles sur la terre, de toucher de la main les étoiles, et qui nous a fait venir tous ensemble en cette ville, comme en tant d'autres villes pour partager notre espoir pour l'humanité.